Kalev habitait les dortoirs  de la maison Poufsouffle depuis bientôt sept ans. La première fois qu'il avait mis un pied dans ce nid douillet, il avait fêté ses onze ans quelques semaines plus tôt, et s'inquiétait de ne pas rejoindre la noble maison de ses parents, Serpentard, ou la fougueuse maison de son aîné, Gryffondor.
D'aussi loin que remontent ses souvenirs, il n'avait que très rarement choisi de quitter son lit en pleine nuit pour rejoindre la salle commune et y méditer, seul. La dernière fois devait remonter à ce jour où, en quatrième année, il avait déclaré ses sentiments à une personne qu'il pensait profondément aimer, mais qui ne lui a pas rendu cette affection.

Cette nuit-là, pourtant, Kalev avait à nouveau délaissé ses couvertures pour la salle commune, vidée de toute trace de vie. Pour ne pas avoir trop froid, il avait enfilé une seconde pair de chaussette, et un pull parmi son pyjama, puis avait glissé sa baguette dans une poche, ce qui lui fut utile, une fois dans la pièce, pour allumer le feu de la cheminée et réchauffer la salle.
L'adolescent avait glissé un des fauteuils à sa place préféré ; juste devant une fenêtre, entre deux pots de plantes et deux dessins, bien en face du parc de Poudlard, de là où il pouvait voir le vaste monde tout en restant bien au chaud à l'intérieur.

Puis, ainsi confortablement installé, Kalev se mit à penser à ce qui l'empêchait de dormir.
Il avait dix-sept ans, certains de ses amis avaient déjà quitté l'école, et d'ici quelques mois, ce serait son tour. Il ne mettrait plus jamais un pied dans cette pièce, ne dormirait plus dans son lit, ne pourrait plus s'installer à sa place, ne verrait plus ses amis, chaque jour, comme s'ils formaient une famille.

Kalev ne voulait pas grandir. Il en avait déjà parler avec le professeur d'histoire de la magie, une fois ; mais le Poufsouffle ne se voyait pas aller réveiller le tableau pour si peu, pour de bêtes problèmes d'adolescent. Il ne voulait pas non plus inquiéter Camille avec un patronus. Un hibou mettrait trop de temps à joindre Alix, et son frère lui rirait au nez. Il n'avait personne à qui confier cette angoisse, celle de quitter le confort de l'enfance, l'insouciance de rire avec ses amis, et de toute façon, ce genre d'angoisse n'intéressait personne.

Un sourire triste sur les lèvres, Kalev songea qu'il aurait aimé pouvoir inventer un sortilège capable de figer le temps.

Kalev n'avait pas entendu sa cadette descendre le rejoindre dans la salle commune. Surpris de la voir s'asseoir en face de lui, il sursauta, extirpé de ses pensées moroses.
Par réflexe, l'adolescent troqua son expression attristée contre un radieux sourire chaud comme le soleil que Camille regrettait si souvent. C'était un sourire terriblement mensonger, bien sûr, mais si Juliet ne l'avait pas pris par surprise, elle ne l'aurait sans doute jamais deviné. Kalev était rarement triste, mais savait très bien comment camoufler les sentiments négatifs. Pas ce soir, cela dit.

Il vit le petit animal dans les bras de la jeune fille avant qu'elle ne le lui tende, mais hésita à le saisir. C'était un sentiment stupide, et certainement déplacé, mais ce fléreur, ce n'était pas Jupiter. Ce n'était pas son animal à lui. Ce serait comme trahir son petit ami. C'était comme un enfant qui délaisserait sa peluche pour une autre. Ridicule.
Néanmoins, parce qu'il ne voulait vexer personne, et parce qu'il devait minimiser devant les autres son état d'angoisse et de questionnement, il accepta la créature sur ses genoux, mais ne la caressa que distraitement.

- Le plus intelligent c'est Jupiter, tout le monde le sait, plaisanta-t-il. Je ne sais pas ce que dit la sienne, mais je sais que ma tête me dit qu'on va toujours bien quand les gens qu'on aime sont avec nous.

C'était tout le problème, finalement. Ce soir, Kalev se sentait seul. Pas que la présence de Juliet soit insignifiante, mais ce n'était pas vraiment la même chose. Ce n'était pas ses amis de longues dates, et surtout, une seule personne n'était pas assez. C'était un tout, un tout qui commençait déjà à lui manquer.
Et puis, pas que la présence de Juliet soit désagréable, mais elle ne renforçait que son sentiment de mal-être. Elle, elle avait encore de longues années dans cette pièce, dans cette maison, à vivre. Un jour, ce serait elle l'aînée de la tanière. Bientôt, Poufsouffle, ce ne serait plus "à lui".

- Qu'est-ce qui t’amène ici ? Tu devrais dormir. Si tu arrives en retard en cours de sortilège, monsieur Emerald te cuisinera dans une marmite avec du boudin noir.

Il pouvait se retourner la question, ceci dit, mais lui connaissait déjà la réponse. Le but du jeu, c'était de détourner l'attention de Juliet. Elle devait oublier qu'elle l'avait vu triste, et surtout n'en parler à personne. On ne devait pas savoir qu'il arrivait à Kalev d'avoir envie de pleurer.

Bon, bonne nouvelle, la petite cadette semblait vouloir discuter du professeur de sortilèges. Kalev eut un soupir de soulagement intérieur : temps qu'il était capable de la distraire, elle ne reviendrait pas sur les raisons de son insomnie et, avec un peu chance, oublierait l'avoir vu arborer un visage aussi triste.
Il l'écouta donner son avis sur le professeur Emerald sans l'interrompre. Elle avait en finalité une impression assez classique sur le bonhomme. De son point de vue, pas mal d'élèves avaient sous-estimé le démon qui se cachait derrière le joli minois du directeur de Serpentard.
En même temps, d'un certain point de vue, tous les enfants cachaient un monstre.

- Hm... Je ne sais pas si on peut vraiment dire qu'il est méchant. Tout dépend si tu trouves madame Mantis méchante, en fait. Je trouve qu'ils se ressemblent. Ce sont de grands sorciers, très intelligents, qui veulent voir briller leur maison et tirer le meilleur de nous. Après, le soucis, c'est qu'en tant qu'élève, on n'a pas forcément envie de beaucoup travailler.

Il eut un sourire en coin et un regard malicieux pour Juliet. Il comprenait qu'elle trouve le professeur Emerald injuste. C'était normal. Aussi loin que remontent ses souvenirs, il avait toujours eu une certaine tendance au favoritisme.
Cela dit, Kalev n'ayant jamais brillé en cours de potions, il avait finalement subit, durant toute sa scolarité, autant de sermons et de retenus de la part de la maîtresse des potions que du directeur de Serpentard.

Kalev réajusta son assise dans le fauteuil ; puis, jugeant inconfortable de rester aussi droit, s'assit en tailleur, les genoux posés sur les accoudoirs.

- Tu as déjà essayé de te mettre à sa place ? Imagine, tu es une grande sorcière, tu mènes ta petite vie tranquille, et d'un seul coup, on t'oblige à retrouver ton corps de petite fille dépendante des autres. Tu ne crois pas que c'est plutôt rageant ?

Cela étant dit, Kalev donnerait n'importe quoi pour boire une potion qui ferait de lui un garçon de dix-sept pour toujours. Comme ça, il pourrait demeurer à Poudlard, dans cette salle commune. Quoique, ses amis continueraient de grandir, eux. En fait, il lui faudrait un objet qui fige le temps, ou quelque chose comme ça.

- Bon, ceci dit, j'accorde que c'est pas une bonne excuse pour se défouler sur les élèves. Pour se consoler, il faut se dire qu'il a sans doute eu un professeur qui l'a mis en retenu quand il était élève. Enfin, peut-être. Il faut y croire.

Il devait avouer avoir du mal à imaginer le professeur Emerald collectionner les mauvaises notes ou les marques d'insolence au point de devoir nettoyer la vaisselle sans magie, mais après tout, tout était possible n'est-ce pas ?

Néanmoins, il ne s'attarda pas sur cette question : il pensait endormir les doutes de Juliet en dissertant sur leur enseignant, et c'était finalement elle qui l'avait entraîné assez loin pour qu'il oublie qu'elle avait vu des choses qu'elle n'aurait pas dû voir.
Il voulut mordiller sa lèvre inférieur, comme lorsque, jeune élève encore timide, il se trouvait dans une situation embarrassante, mais se retint.

- Hm, pas vraiment. J'ai des devoirs à finir. Les examens, tout ça, il faut se préparer, je faisais juste une pause. Je rattraperai le sommeil en retard en divination.

Bon, c'était un vilain mensonge, mais il tenait la route, c'était déjà ça.

Kalev ne put s'empêcher de sourire, malgré son trouble, lorsque Juliet clama haut et fort adorer l'idée de redevenir une petite fille. Les faits étaient comiques parce que, du point de vue de l'adolescent, sa cadette était, justement, encore une petite fille.
Quelle âge avait-elle, déjà ? Treize, quatorze ans ? Pour lui, ce n'était pas si loin, mais avec le recul, il avait déjà le sentiment que toute une vie s'était écoulée, depuis sa quatrième année. Kalev se souvenait particulièrement bien de sa quatrième année parce qu'elle avait été celle où il avait réussi à se défaire de sa timidité et de ses angoisses ; c'était ses premiers pas vers le garçon qu'il était aujourd'hui, et qu'il voudrait demeurer.

L'aîné soutint sa tête de sa main et jeta un coup d'oeil par la fenêtre. Il n'y avait pas grand chose à distinguer, ceci dit, mais bizarrement, comme beaucoup d'élèves, il était inexorablement attiré par les fenêtres. Surtout durant les cours de sortilèges.

- Tu as encore le temps. Tu songeras à redevenir toute petite quand tu seras plus grande.

A dire vrai, Kalev était confus et ne savait quoi répondre, parce que sans le savoir, Juliet donnait un coup de pied énorme dans la fourmilière qu'était le coeur du septième année, ce soir-là. Oui. Oui, grandir, à ses yeux, à cette heure, c'était un vrai cauchemar, et il jalousait les jeunes élèves.

- Ce n'est pas vraiment comme si on avait le choix. Même les sorciers ne peuvent pas lutter contre le temps qui passe. C'est dommage mais c'est comme ça.

Il lui était assez pénible de formuler à haute voix des évidences et des constats dont il avait conscience sans vraiment les accepter. Vraiment, à n'en pas douter, Juliet était descendue dans la salle commune au plus mauvais moment.
Kalev continuait de maintenir son sourire forcé. Il avait très envie d'aller se coucher, maintenant, et d'oublier un peu tout ça, mais sa cadette semblait motivée par cette conversation et l'adolescent n'avait pas le coeur à la laisser derrière lui sans explication.

- Hm... je ne suis pas franchement sûr qu'on devienne adulte juste avec une histoire de diplôme. Je suis sûr que Garfield est plus adulte que moi sur pas mal de points. Wesley aussi, ou même Frigg. Je pense que chacun a son propre degré de maturité selon les sujets et les situations. Lui, en l’occurrence, ne mettait pas très souvent en avant le minimum de sagesse qu'il avait. Regarde encore le professeur Emerald : il est adulte, c'est un grand sorcier, mais discriminer les élèves et se montrer méchant, c'est assez puéril. Pour autant, je suis sûr que c'est un top conseiller d'orientation pour les Serpentard, ou même un bon professeur dans l'ensemble. Après tout si je sais utiliser une baguette c'est quand même en grande partie parce qu'il me l'a enseigné.

Bon, d'accord, régulièrement sa baguette n'en faisait qu'à sa tête, et d'autres matières l'avaient formé à l'utilisation de la magie, mais les sortilèges et enchantements demeuraient la base la plus solide de ses connaissances. Sans les cours du professeur Emerald, aussi injustes puisse-t-il être par moment, Kalev saurait à peine faire fleurir un bouquet.

Il remarqua alors qu'en répondant à cette question, il s'était écarté de la dernière interrogation de Juliet, concernant le futur professionnel de son aîné. C'était un peu bizarre, mais cette conversation rappelait à Kalev celle qu'il avait eu avec l'Erudit quelques mois plus tôt ; mais avec des rôles inversés. Pas qu'il se prétende d'aussi bon conseil que l'honorable tableau, mais pour une fois, il était dans la peau de celui que l'on assaillait de questions un peu compliquées.

- Oh... et bien, je ne sais pas vraiment. Mon frère s'est déjà proposé pour me mettre à niveau en Quidditch et me lancer dans le métier mais je n'ai pas le mental assez fort pour supporter la pression. Je suppose que j'aurais un petit boulot pour vivre décemment, j'ai pas franchement de grandes ambitions. Le plus important pour moi, c'est de continuer à choyer mes amis et ma famille, rien de plus.

Pour autant, il n'avait vraiiiiment pas hâte d'y être. Quitter Poudlard, ses camarades, ses repères, c'était beaucoup trop effrayant pour le trouillard qu'il était.

Juliet écoutait Kalev avec attention. Oui, il avait raison, le temps passait, ça ne servait à rien de vouloir le retenir. Comme il était sage, Kalev, comme il était intelligent ! Elle l’admirait beaucoup. Elle, elle était jeune, encore, et pourtant son futur était clair comme de l’eau de roche déjà. Elle aurait une ferme d’hippogriffes, qu’elle élèverait à la campagne, elle vivrait avec Wendy, et elles seraient heureuses. Ca ne voulait pas dire qu’elle était prête à changer, à devenir une adulte.

« C’est vrai, on ne peut pas lutter, » acquiesça-t-elle, « mais on peut décider de se laisser grandir ou non. Moi je ne veux pas être une adulte. Les adultes ils sont tristes et ils parlent tout le temps en chiffre - en argent ou en notes ou en nombre d’heures qu’on peut passer à jouer ou qu’on doit passer à faire ses devoirs. Tu crois qu’on peut grandir sans devenir adulte ? » Demanda-t-elle pleine d’espoir.

Kalev continua à dire des tas de choses très intelligente. Est-ce que ça voulait dire qu’elle aussi, Juliet, était mature à sa façon ? L’idée lui arracha un petit gloussement. Elle ne se sentait pas mature du tout, elle. Il était doué Kalev pour peser le pour et le contre, pour voir les différents côtés d’un problème et tout ça. Elle le trouvait bien plus intelligent que la plupart des adultes, elle. Alors elle lui demanda ce qu’il voulait faire après Poudlard, s’attendant un peu à entendre un plan déjà tout établi comme celui qu’elle avait avec Wendy. Elle fut surprise de l’entendre si indécis, mais au fond, c’était vrai qu’il avait déjà le plus important : la famille et les amis.

« Oui, tu as raison, c’est le plus important ! Je trouve que c’est ce qu’on nous apprend de mieux à Poudlard, tu sais. De vivre avec d’autres gens et se faire des amis, même un peu une famille, tu ne trouves pas ? Poufsouffle c’est un peu une grande famille moi je crois. On joue ensemble et on discute ensemble et on vit ensemble et on mange ensemble et on étudie ensemble… On a l’équipe de Quidditch, dont on est très fiers et qu’on encourage. On est tous ensemble dans la course aux points. Au fond c’est ça le plus important. On se trouve une famille comme ça après Poudlard, on ne sera jamais seuls, on pourra toujours aller encourager Alix dans les matchs de Quidditch, et tu pourras venir dire bonjour à mes hippogriffes, et on s’aidera toujours comme à Poudlard. On a partagé trop de choses pour que tout se termine comme ça d’un coup après l’école, je crois. Moi j’ai un peu hâte de voir ce qu’on va tous faire dans nos vies, parce que je pense que ce sera plutôt exceptionnel, hihi. »

Les adultes parlaient en chiffres ? Peut-être bien. Il ne se rendait pas vraiment compte. Ses parents étant tous deux des médicomages profondément investis dans leur métier, Kalev était davantage entendu parler, durant sa petite enfance, d'herbes et de sortilèges de guérison que de projets de lois du Ministère et de chiffres d'amour d'un commerce de quartier. Il avait joué avec son frère autant qu'il l'avait voulu, mangé à sa faim, dormi tout son soûl, et vécut de façon générale une enfance très insouciante.
Son adolescence aussi s'était déroulait, et se déroulait encore, sous le signe de l'insouciance. Il avait, certes, angoissé des mauvaises notes et des retenues dans les premières années, puis il avait changé, parce qu'il était connu qu'à l'adolescence, on ne restait plus tout à fait le même.

Pourtant, dans le fond, pouvait-il considérer qu'il était devenu adulte ? Probablement pas. Il avait gagné en réflexion, en autonomie, en responsabilisation, mais il n'avait aucunement l'impression d'être bientôt de ces jeunes gens qui s'installent dans leur propre chez eux, réalisent leurs rêves et discutent études et travail avec leurs anciens camarades de dortoir le premier week-end de chaque mois.

- Je crois que c'est scientifique, en fait. Tu peux être un géant en taille et avoir cinq ans dans ta tête, ou être haute comme trois pommes et avoir la sagesse d'un vieil ermite. Tout est sans doute question de qui tu es. Il y a des personnes qui sont faites pour être posées et réfléchies, il y a celles qui sont faîtes pour agir comme des enfants toute leur vie, et puis i y a tous les autres. Ceux qui arrivent à être sérieux quand il le faut et être léger le reste du temps, ceux qui oublient ce que c'est d'être jeune... il y a vraiment de tout. Donc si tu décides que tu préfères te comporter comme une petite fille toute ta vie, je pense que c'est un choix ?

Ce soir, juste ce soir-là, Kalev aurait aimé disposer de toute la douce sagesse de l'Erudit, tant pour répondre à Juliet sans se perdre dans des réponses qui avaient peu de sens même pour lui-même, que pour chasser ses propres troubles avec des évidences qu'il peinait à formuler.
Dans le fond, pourtant, ce n'était pas tellement une question de comportement qui perturbait ainsi le septième année. Il savait, ou du moins pensait savoir, qui il était. Si il avait à se décrire, il estimait honnête de se qualifier de "type banal, pas toujours assez sérieux, mais pas franchement méchant non plus". Il était le voisin de palier de n'importe qui, et ça, on pouvait l'être à tout âge.

Le coeur du problème, c'était le changement des habitudes. Juliet le soulignait bien : à Poudlard, on en prenait beaucoup. Ne plus se lever le matin entouré d'amis, ne plus manger avec tous ses proches, ne plus pouvoir leur parler dès que l'envie lui prenait, parce qu'ils étaient là, juste à côté, parce que le château était beaucoup moins grand que tout un pays. Vivre en petite communauté avait un aspect rassurant : il y avait des horaires, des habitudes, et toujours quelqu'un pour ne pas se sentir seul.
La solitude, c'était beaucoup trop angoissant.

- Hmm... je ne suis pas fait pour une vie exceptionnelle, nia-t-il en agitant la main, comme pour chasser une idée aussi bizarre. Si vous devez me trouver quelque part, ce sera tapi au fond d'une boutique poussiéreuse avec mon furet et un oreiller.

En fait, il avait la vague impression qu'à la fin de cette septième année, il allait retourner se terrer chez ses parents entretenir le jardin en échange du gîte et du couvert.

Kalev parlait beaucoup et Juliet buvait ses paroles. Il était tellement intelligent, Kalev, c’était un vrai philosophe de la vie qui avait des réponses pour tout. Il faudrait vraiment qu’elle lui demande conseil pour Wendy. Ca faisait un moment qu’elle avait envie de le faire, mais elle n’osait pas trop, parce que Kalev était souvent entouré de beaucoup d’amis, ou parce qu’elle aimerait bien, en fait, que Wendy tombe amoureuse d’elle tout simplement sans qu’elle ait besoin de faire appel à son Joker. Voilà, Kalev, c’était son Joker, son arme magique d’amour surpuissante, une qui lançait des paillettes et des pluies d’étoiles filantes et des chansons gaies et poussait tout le monde à se faire des bisous et… Bref, peut-être qu’il faudrait qu’elle pense à dormir à un moment.

Kalev fit remarquer qu’il ne mènerait sûrement pas une vie exceptionnelle, surement qu’il finirait dans une boutique poussiéreuse avec un oreiller et son furet.

« Tu as raison, c’est ça l’important ! » S’exclama Juliet. « Il faut être avec les gens - et les animaux - qu’on aime, et faire ce qu’on aime faire, et peut-être que tu pourras vendre des potions oniriques aux gens qui font des cauchemars et que tu iras les aider à les combattre en rêve armé de tout l’amour du monde. Tu seras un chevalier des rêves. Et puis, tu pourrais avoir un meilleur ami avec qui tu passeras tout ton temps et que tu aimeras beaucoup et vous passerez tout votre temps ensemble et tu seras content ! Moi je pense que tu seras content. Tout le monde serait content s’il pouvait vivre dans ta tête. Ta tête elle a plein de choses super chouettes dedans. » Termina-t-elle d’une voix admirative en fixant le front de Kalev comme si elle voulait lire les pensées brillantes qu’il cachait.

Juliet était tellement gaie. Il était tard, mais la fatigue ne chassait pas son excitation. Son interlocuteur cachait son trouble et elle continuait de s'esclaffer. Juliet était encore très jeune, de corps et d'esprit. C'était sans doute une bonne chose. On était si heureux, lorsqu'on ne se préoccupait de rien.
Kalev était habituellement si heureux, à ne se préoccuper de rien.

Des potions oniriques ? C'était une drôle d'idée. Sa cadette devait ignorer combien il était mauvais dans cette matière. Le fléau des cachots. L'ennemi de tous les chaudrons. Avait-il réussi la moindre concoction depuis son entrée au collège ? Sans doute pas. Par réel manque de talent ou par souhait inconscient de ne pas suivre la voie de médicomage rêvée par es parents ? Il n'aurait su le dire.

- Non, non, pas de potions pour moi. Je décimerai la moitié de la population sorcière en vendant des philtres empoisonnés. Il chassa à nouveau cette idée d'un geste de main désinvolte. Les rares bonnes notes que j'ai eu en potions, c'est juste parce que je suis tombé dans la bonne maison, il n'y a pas de secret.

Une chance, en un sens. Ses bulletins auraient pu avoir bien plus piètre allure.

Chevalier des rêves, ça sonnait plutôt bien, surtout lorsque, comme lui enfant, on était friand des contes héroïques et des belles histoires. Néanmoins, Kalev n'avait rien d'un chevalier. Il en avait discuté avec l’Érudit l'autre soir, l'an dernier. Il n'y avait aucune once de courage en lui, et la gentillesse, aussi douce soit cette qualité qu'il cultivait, était inapte à soigner tous les maux. Preuve en été que la gentillesse de tous ses camarades ne réussissait pas à tuer sa peur de partir au mois de juillet, sa peur intense de se retrouver seul d'ici quelques temps à peine.
Cette petite Juliet avait une image beaucoup trop idéalisée de lui-même, et Kalev s'en sentait presque coupable ; mais dans un autre sens, il se rappelait de l'émerveillement qu'il ressentait pour ses aînés et comprenait cette jeune fille. Aujourd'hui, c'était lui l'aîné. Les rôles s'étaient intervertis. Alors, non, tout le monde ne serait pas heureux dans sa tête ; pas maintenant. Parce que maintenant, ce n'était qu'un tourbillon de questions et d'angoisses, un tourbillon qu'il avait pourtant appris à canaliser avec le temps.

Klev fut étonné de l'emploi du conditionnel, lorsque Juliet évoqua un meilleur ami. Il en avait un, de meilleur ami. Son nom était Camille Chevalier, et il le collait depuis le premier jour. Le garçon pensait que tout le monde le savait ; au vue du nombre de remarques qu'on pouvait lui faire à ce sujet.

- Je ne changerai de meilleur ami pour rien au monde ! Je continuerai de voir Camille autant que possible. Je ne pourrais plus le faire tous les jours bien sûr, mais je pense que je pourrais le voir le week-end ? Enfin, pour ça, il faudrait que j'apprenne à réussir mes transplanages et qu'il n'ait pas trop de travail, mais même si je ne le vois qu'une fois de temps en temps, ce sera toujours mieux que de ne plus le voir du tout.

Un grand vide se creusait dans sa poitrine au fur et à mesure de ses mots. Il voyait l'image de Camille s'éloigner. Celle de tous les autres aussi, mais celle de Camille avant tout. Il l'imaginait ici, à Poudlard, rire avec tous ses camarades, courir après le garçon qu'il aime, raconter ses mésaventures à un meilleur ami de substitution ; et lui, Kalev le diplômé, seul dans une petite chambre triste.

Sans pouvoir les retenir, les larmes de Kalev se mirent à couler.
Étonné de se laisser autant aller, lui qui n'avait, de mémoire, pratiquement jamais pleuré devant autrui, essuya ses pleurs avec la manche de son pull. Il devait se ressaisir. Il devait se ressaisir.
Mais plus Kalev se disait qu'il devait se ressaisir, et plus ses sanglots s'intensifiaient.

- Ne... ne le répète pas.. bredouilla-t-il en tentant de cacher son visage à Juliet. C'est rien du tout ok ? Dis rien à personne. A personne.

Kalev ne comprenait pas. Il ne se comprenait pas. Il n'avait pas le droit d'être triste comme ça. Ce n'était pas lui.

Kalev essuyait les larmes qui dégringolaient sur ses joues du bout de sa manche, comme un enfant. Il n'avait plus l'impression d'avoir dix-sept ans, de bientôt quitter Poudlard et d'être presque un adulte ; il avait juste le sentiment d'être petit, tout petit, et de ne plus savoir contrôler le trop plein d'émotions qui le secouait parfois.
Il y avait deux volontés contradictoires en lui ; celle de s'isoler quelque part pour qu'on ne le voit pas pleurer plus longtemps, jusqu'à ce qu'il réussisse à se reprendre, et courir jusqu'à la tour de Gryffondor réclamer Camille, pour le supplier de le rassurer, pour lui faire promettre de ne pas le remplacer par un autre garçon un peu gentil pour combler le vide. Mais des deux options, la seconde était de loin la moins probable : Camille était la dernière personne au monde qu'il désirait inquiéter. Ce n'était pas un manque de confiance : il aurait révélé jusqu'au dernier de ses petits secrets au français. C'était juste de la protection. Pour Camille, comme pour Kalev.

Il aurait aussi pu aller réveiller Garfield ou Wesley. Aucun des deux ne l'aurait envoyé paître, sans doute ; mais il ne le ferait pas, pour les mêmes raisons. Il ne voulait causer aucun soucis à personne. Kalev n'avait pas à afficher de visage triste devant autrui. Ni devant ses plus proches amis, ni devant Juliet, qui tentait, à sa façon, de le consoler.

- Ouais. Oui, t'as raison, je suis complètement stupide, mais tout le monde le sait ça hein ? Il jouait assez les imbéciles, en tous cas, pour que ceux qui le connaissaient le moins bien le croient. Je lâcherai jamais Camille. Je l'ai tellement embêté pour devenir son ami quand il est arrivé, c'est pas pour l'abandonner comme ça.

L'inverse, en revanche, l'inquiétait. Et penser ça lui meurtrissait le coeur. Il avait l'impression de ne pas faire assez confiance à Camille en mettant ainsi en doute ses sentiments. Mais Kalev n'y pouvait rien ; la présence de Camille à ses côtés était si précieuse à ses yeux que l'une de ses plus grandes angoisses, c'était qu'il l'oublie, comme ça. Ça, et la solitude qui le guettait. Ça, et ne plus voir les visages de ses camarades, de ses coéquipiers, de sa famille adoptive. Kalev aurait aimé qu'un autre de ses amis quitte Poudlard en même temps que lui et qu'ils s'installent dans un endroit sympathique, en colocation, juste pour continuer de voir les autres, et pour rendre la transition un peu moins rude.

Kalev, pour essayer de calmer ses sanglots, se concentra sur les images positives que sa cadette tentait de lui transmettre. Oui, sans doute, il aurait aimé vivre avec Camille dans un coin tranquille, pour pouvoir lui parler autant qu'il le voudrait, lui sauter dessus pour le réveiller comme lors des vacances passées ensemble, et imiter les quelques mots de français que son ami tentait de lui transmettre, en saccageant le tout avec un accent exécrable. Ce serait une vie tranquille. Elle serait parfaite, si ses amis n'habitaient pas très loin, et qu'il trouvait un métier passionnant à effectuer. Autre que poète amateur et gribouilleur à temps perdu.
Seulement, ça ne se passerait jamais comme ça, parce que Camille devait encore courir après l'amour et qu'en un sens, le sourire de Camille était encore plus radieux lorsqu'on le laissait parler du garçon qui faisait battre son coeur.

- Enfin, tu sais, je suis désolé, je pleure pas d'habitude, oublie tout ça ok ? C'est juste la fatigue. J'ai imaginé n'importe quoi à cause de la pression des examens. Des trucs du style... t'imagine, si Wendy te tournait le dos du jour au lendemain parce que tu es obligée de vivre loin d'elle ? Des trucs stupides de ce genre là.

Il essuya encore une fois ses yeux avec sa manche. Il commençait à aller mieux et retrouvait le sourire ; un sourire un peu forcé, mais c'était pour le mieux. Si les larmes devaient encore couler, ce serait à un autre moment, lorsque la petite Poufsouffle ne pourrait pas le surprendre de manière impromptue.

Elle le complimentait tellement qu'il se sentait coupable de lui montrer un spectacle aussi misérable.

- Je suis pas très sûr que les hypogriffes aiment beaucoup les câlins, tu sais. Mais un hypogriffe en peluche ça doit être plutôt pas mal dans le même registre.

Elle avait de la chance, cette fille-là, quand même, d'avoir une meilleure amie de son âge et de son année. Rien ne pouvait venir entacher ses rêves et son amitié. Il l'enviait toujours un peu.

Juliet semblait intarissable d'éloges à son sujet. Kalev peinait à la comprendre. Sans être enfermé dans un cercle vicieux d'auto-dénigrement, il n'avait pas le sentiment d'être assez exceptionnel pour qu'on le complimente à ce point. Il n'était qu'un adolescent de dix-sept ans comme les autres, dans le fond. Plutôt gentil et ouvert, un peu complexé, pas toujours très futé et assez perdu dans la vie. C'était plutôt banal. Il n'était pas aussi intelligent qu'elle le croyait, n'était jamais tombé amoureux et avait une culture littéraire et poétique des plus basiques. Il se demandait vraiment ce qui avait créé une telle image de lui dans les yeux de la fillette. C'était à la fois fascinant et perturbant de constater que l'on ne renvoyait pas la même image, d'un individu à un autre, et qu'en se comportant de manière identique, certains vous jugeront comme un héros, d'autre comme le pire être sur Terre. A cet instant, dans les yeux de Kalev, Juliet était une petite fille facilement impressionnable et très rêveuse. Ce n'était pas forcément un mal.

- Tout le monde n'est pas aussi doué avec les animaux fantastiques. Tu vois, c'est une qualité que tu as que je n'ai pas. D'ailleurs, un furet, ce n'est pas une créature magique et c'est certainement pour le mieux. Je n'ai jamais vraiment eu la cote avec les trucs des cours de soins aux créatures magiques. Il haussa les épaules. Chacun ses facilités, sans doute.

Il lui adressa un sourire doux, puis repensa un instant au message qu'elle avait tenté de lui faire passer à propos de Camille. Sa vision de l'amitié était à la fois très simple et idyllique, et en un sens, il aurait aimé pouvoir partager ce point de vue, mais c'était plus fort que lui. Il avait le sentiment qu'en quittant Poudlard et qu'en laissant Camille derrière lui, il affaiblissait leur lien. En y réfléchissant, c'était un peu bizarre ; on aurait dit l'un de ces couples déchiré à l'idée de ne plus pouvoir se parler tous les jours, séparés par une trop longue distance. C'était un peu ridicule, d'en faire autant pour une simple amitié ; mais voilà, cette amitié, Kalev y tenait comme à la prunelle de ses yeux.

- Hm, écoute, on va dire un truc. Tu surveilleras Camille pour moi ? Si tu vois qu'il ne va pas bien, tu me contactes. Et si il m'oublie, tu as le droit de le frapper ; mais pas trop fort, je ne veux pas qu'il soit blessé. Et si il se trouve un nouveau meilleur ami, tuuuuu... pourras toujours me donner le nom de cette personne ? Enfin, non, c'est stupide tout ce que je dis, on dirait de la jalousie. Oublie. Enfin, si, surveille Camille quand même de ma part. Il garde beaucoup de choses pour lui et ça finit par le blesser.

Quelque chose lui disait qu'il aurait mieux fait de ne rien partager de tout ça avec sa cadette, mais c'était trop tard, maintenant. Il ne lui restait qu'à assumer tout ça. Il étouffa un bâillement : malgré lui, et malgré les craintes, la fatigue commençait doucement à le rattraper.