UNE FIENTE EN BAS DE PAGE

Kalev ne se rendait que très rarement dans la tour ouest. En même temps, c'était la volière, et Kalev ne possédait ni hibou, ni chouette, ni pigeon voyageur, ni aucun autre animal à bec et à plume. C'était un peu dommage, dans le sens où son patronus était un faucon et que sa famille avait toujours nourri un certain amour pour les oiseaux, mais voilà : Jupiter lui prenait déjà tout son temps. Le Poufsouffle accordait une attention toute particulière à son furet d'amour, et il était hors de question de délaisser un animal pour un autre. Ce serait très égoïste. Aussi, les rares fois où il avait besoin d'envoyer du courrier, il se débrouillait pour emprunter un facteur volant à quelqu'un d'autre.

Toutefois, ce matin-là, Kalev ne se rendait pas à la volière pour déposer du courrier, mais bien en recevoir. Un camarade lui avait dit d'une chouette l'attendait avec une lettre. Le blondinet n'avait pas trop compris pourquoi l'oiseau n'avait pas pris la peine de se déplacer jusqu'à la Grande Salle à l'heure du petit déjeuner, comme il était d'usage, mais soit, il n'allait pas se battre. Avec ses serres et son bec, l'animal lui ferait plus de mal que lui avec sa baguette magique égarée au fond d'une poche.

Une brioche à la framboise dans la bouche, mains fourrées dans son jean, Kalev profitait de la tranquillité du samedi matin pour dodeliner jusqu'à l'antre sacrée des volatiles. Il baragouinait dans un italien très approximatif et dont il ne comprenait pas le traître mot une vieille chanson d'amour moldue qu'il avait entendu à la radio quelques fois, l'été dernier.
Il s'arrêta lorsque son front percuta la porte, et que son nez perçut davantage le fumée délicat des fientes de hiboux que celui de la brioche entre ses dents. Assez désagréable, comme mélange. Kalev pénétra les lieux et se dépêcha d'achever son petit déjeuner : hors de question de dénaturer le goût à cause des déjections animales qui traînaient par terre.

Se léchant les doigts pour en retirer les dernières traces de sucre et de farine, il entreprit d'esquiver les choses peu élégantes qui traînaient par terre et chercha sa lettre du regard. Ce ne fut pas très dur. Une chouette toute noire lui fonça dessus, largua son parchemin et s'envola à tire d'aile dans le parc. Pas très aimable. Sûrement l'animal de Vega. Le même air pimbêche. Bah. Kalev haussa les épaules, s'accroupit pour ramasser l'enveloppe et l'ouvrit.

- Kalev.. niania ton frère... la voisine du cinquième étage de quand t'avais huit ans... lettre d'amour... moldue un peu bête se demande ce que tu vois... grommela le blond. Il ouvrit grand les yeux. Waouh. D'habitude, c'est moi qui écrit les lettres d'amour, constata-t-il.

A la lettre de son frère était joint le poème romantique d'une de leur voisine moldue, avec qui ils jouaient quand ils étaient petits. Cette fille s'inquiétait de ne plus le voir, comme quoi il lui manquait, tout ça, lui et ses jolis yeux bleus comme un ciel sans pluie de printemps clément du sud de la France... c'était mignon. Bon, un peu taché à cause de sa chute dans la fiente de hibou, mais plutôt mignon. Kalev fut content, bien qu'il songea un moment que Calypso ne serait pas très contente de découvrir ça. Bah, il n'y pouvait rien, lui. Et ce n'était pas désagréable d'être aimé.

Sur ces douces pensées, on entra dans la volière.

HORS-JEU:

Une entrée fracassante, indéniablement. La lettre brûle, pas de chance. Pas de chance du tout. Kalev la regarde fondre comme neige au soleil entre ses mains tremblantes, l'oeil humide d'émotion, saisit d'un inexplicable sentiment d'injustice. Sa première lettre d'amour reçue en dix-sept ans d'existence sur cette terre brûlait et il ne pouvait rien y faire. L'étincelle venait de derrière lui, égarée, portée par le vent, le hasard, les esprits farceurs et toute la compagnie des suppôts de la malchance.
Kalev se retourne, lentement, hésitant, larmoyant, l'air dépité d'un chiot auquel on retire son nouveau jouet, et fixe la demoiselle qui met feu aux poèmes des étrangères énamourées.
Devait-il voir dans cet acte quelque chose de prémédité ? De la jalousie ? Merlin apportait-il un message de la part de Calypso ? Le mystère demeurait entier. La vie semblait subitement plus nébuleuse que les constellations du professeur Lovecraft une nuit noire de brouillard, pour comparer. Quoique, dans un genre plus nébuleux encore, on trouvait les poèmes dudit professeur, bien qu'à titre tout à fait personnel, Kalev adorait l'art des mots de cet homme aussi grand d'âme que de dents.

- J'accepte tes excuses, mais quand même, ma peine grandit, là. Une lettre meurt, une lettre pleine de bons sentiments, et toi tu restes là, insensible à ce désastre ! Un coeur se cache-t-il sous cette chair ?

Le voilà qui recommençait avec ses discours sans queue ni tête. Il aimait ça. Ne pas réfléchir et dire des imbécillités ; des imbécillités bien dîtes tout de même. Sa réputation de poète comptait beaucoup pour lui. Les fiertés inutiles comptaient toujours beaucoup pour les gens comme lui. Enfin, continuer de parler de cette lettre apparaissait maintenant inutile.

- Ne lance plus d'étincelles à tout va, conseilla le Poufsouffle d'un ton faussement réprobateur. Si tu tues quelqu'un, la disparition dramatique de ma lettre d'amour deviendra très minimisée, et je souhaite pourtant qu'elle reste dans les mémoires. Pour ça, rien de plus grave que du papier. Jamais.

Il hocha vigoureusement la tête, bras croisés.

Elle... que... que... quoi ? Kalev cligna des cils. Une fois. Puis une deuxième. Puis un bon paquet de fois. Il leva un doigt comme pour amorcer un discours, ouvrit la bouche, articula les lèvres, mais n'émit finalement aucun son. Il baissa le doigt et croisa les bras, menton bas. Il fronça les sourcils, leva à nouveau le doigt, ouvrit la bouche, la referma, soupira. Il y avait vraiment beaucoup de mots qui s'agitaient dans sa tête, mais décemment, aucun d'entre eux ne voulait s'aligner pour créer une phrase cohérente. Son cerveau était passé en mode erreur. Le programme informatique venait de rendre l'âme. Y'avait de la fumée, des fusibles explosées, des connections douteuses et de sérieux lags. On venait d'installer un programme trop performant par rapport à ses dernières mises à jour et il avait crashé. La plaie.

Bon. Il fallait garder la tête froide. Cette jeune fille avait une attitude bien cavalière, mais il ne devait pas le prendre mal. Peut-être qu'il avait mal compris ; non, il avait même très certainement mal compris. On n'abordait pas les gens avec des questions aussi... sauvages... et bizarres... et intimes... et adultes... non, vraiment pas. Kalev n'était qu'un adolescent dans la fleur de l'âge, soupirant après l'amour, ses pensées occupées par quelques vers dédiés à sa bien-aimée. Pas par.... par ça. C'était trop tôt. C'était trop tout court.
Le Poufsouffle sentit ses joues rosir. Il était un garçon, un garçon de seize ans, et il n'apparaîtrait pas particulièrement anormal qu'il s'intéresse à ce genre de choses, mais... vraiment, non. Il y avait un temps pour tout, dans la vie, et lui voulait profiter de celui de l'innocence et de l'amour fleur bleu. Son côté très romantique, sans doute.

- Je sais que les rumeurs vont vite, mais je crois qu'il y a une loi sur la notion de vie privée, ou un truc comme ça. Et puis c'est pas un crime de faire la sieste avec sa dulcinée, déclama-t-il un peu vite pour chasser sa gêne.

Vite, changer de sujet. Il regarda la lettre reprendre forme sous la baguette de l'autre jeune fille et s'empressa de la fourrer dans la poche de sa robe de sorcier. Non, vraiment, cette question... ou plutôt, cette affirmation, elle lui retournait la cervelle. Kalev n'avait honte de rien, vraiment rien du tout au monde, mais là, c'était vraiment désagréable, comme situation. Il se râcla la gorge, vraiment décontenancé. Il avait bizarrement hâte changer d'air. Il n'avait pas entraînement aujourd'hui, par hasard ? Histoire de se défouler sur son balai. Ou de parler avec Alix, Garfield et Wesley. Faire des choses saines de jeune homme sain.

- Non, pas souvent, presque jamais, j'ai pas de hibou. Ni de chouette. Ni de rien qui vole. Il parlait trop vite. Ce n'était vraiment pas naturel, et vraiment pas dans ses habitudes. Et il avait le regard fuyant. Et puis c'est pas très glamour comme quoi de rendez-vous.

Disait celui qui écrivait et récitait de la poésie assis sur le trône, et invitait les filles à le rejoindre dans les toilettes de Mimi Geignarde pour leur témoigner son amour. Pas très crédible. Vraiment, jamais une phrase ne l'aurait autant déstabilisé de toute son existence. A part peut-être le jour où il avait appris que sa maison n'était pas le centre de l'univers, quand il était petit.

Hum. Disait-elle. Kalev n'était pas très sûr de pouvoir la croire. Il y avait des mots que les gens n'utilisaient pas au hasard et il le savait très bien. Du genre plutôt naïf et bienheureux, mais pas complètement bonne poire. Poufsouffle ne rimait pas avec andouille, tout de même. Enfin bon. Elle avait réussi à le mettre mal à l'aise, ce qui était un exploit, mais avait la décence de permettre à la conversation de dériver ailleurs. Il n'aurait pas eu la force de rester vaillant, si elle avait insisté. Il y avait des sujets fâcheux même pour lui.

Le blond la laissa recevoir et ouvrir son colis sans un mot, occupant ses mains avec des gestes nerveux. Il finit par se décider à caresser les plumes rousses et douces d'une chouette somnolente, toute petite, toute mignonne, qui devait certainement appartenir à l'école.

- Oui, oui, n'importe où, répéta laconiquement Kalev. Mais là ce n'est pas un rendez-vous. Enfin, c'est un rendez-vous avec le courrier. Pas très bavard le courrier. Sauf les beuglantes. J'ai jamais reçu de beuglante.

Heureusement, d'ailleurs. Kalev était un être sensible au fond de lui-même, qui fuyait les conflits comme la peste. Il n'aimait pas entendre les autres crier. Outre le fait que c'était plutôt douloureux pour les oreilles, cela lui faisait de la peine. Lui aimait les gens heureux et disposés à rire, pas hurlant comme des putois, bien que l'animal en question partage les couleurs du blaireau, emblème de Poufsouffle. Et puis, de toute façon, pour quelle raison aurait-il reçu une beuglante ? Bizarrement, malgré ses notes pas toujours très fameuses, il était assez apprécié du personnel enseignant. Peut-être parce qu'il ne pensait pas à mal et persévérait dans ce qu'il entreprenait : impossible de lui en vouloir très longtemps de ses égarements.

- Kalev Hopwar, pensa-t-il tout de même à répondre, bien qu'un peu tardivement. On a parfois cours ensemble, tu sais.

Sous-entendu, il serait bon, au bout de six ans, de commencer à retenir la tête de ses camarades, à défaut de leur nom. Bon, ils n'étaient pas dans la même maison, mais tout de même. Peut-être était-il trop discret ? Il était vrai qu'il passait pas mal de temps à dormir, plus qu'à participer activement à la classe, mais bon. Enfin, ce n'était pas important.

- T'as reçu un joli truc, constata-t-il un montrant la griffe de dragon d'un geste de tête.

Kalev prit la griffe de dragon tendue par sa camarade dans sa main et la fit tourner entre ses doigts. Il n'en avait jamais vu de vraie, auparavant. Juste un dessin ou deux dans son manuel de soins aux créatures magiques. C'était assez gros, l'air de rien. Sans doute appartenait-elle à un spécimen du genre dangereux, cracheur de feu et mangeur d'homme. Cela lui fut plus ou moins confirmé par les longues explication très enjouées de la Serdaigle. Bon, c'était noté : cette fille était passionnée par les gros lézards. Pour une fois que ce n'était pas lui qui saoûlait son entourage à trop parler.

- Ah, je vois, finit-il par dire. Donc ton père travaille avec les dragons ? C'est un métier à risque quand même.

Le poufsouffle observa encore la griffe. Oui, vraiment risqué. Il ne voulait même pas imaginer à quoi ressemblaient leurs crocs, ou leurs écailles, ou leurs flammes. C'était super cool hein, Kalev était le premier à adorer les grosses bestioles, mais de là à en faire un métier d'avenir, pas franchement. Il préférait quelque chose de plus posé et de plus en accord avec son caractère artistique.

- Moi, mes deux parents sont médicomages. Autant dire qu'ils attendent de moi que je reprenne le flambeau, mais contrairement à toi, le métier de mes parents m'intéresse pas franchement.

Allait-il les décevoir ? Peut-être sur le moment. Son frère aussi les avait déçu en se lançant dans le Quidditch, mais finalement, ils allaient le soutenir autant que possible à chacun de ses matchs.

La mort. C'était un sujet plutôt triste, la mort. Kalev n'aimait pas en parler. Ce n'était pas son épouvantard pour rien. Le jeune Poufsouffle n'avait jamais perdu d'être cher, jusqu'à maintenant. Il avait encore l'intégralité de sa famille à ses côtés, même ses grands-parents, et jamais un de ses amis n'était parti aussi brusquement qu'emporté par la mort. Il ne savait pas ce que c'était, la perte d'un proche, et angoissait de la connaître un jour, lorsqu'il se mettait à y penser. Aussi, il ne pouvait décemment pas cautionner le point de vue de la Serdaigle, et ne manqua pas de le faire savoir, sourcils froncés.

- Le mieux, c'est encore de pas mourir. Si tu te maris, que tu as des enfants, ou même simplement si tu gardes de bons contacts avec ta famille... si tu meurs, ils auront beaucoup de peine. Même si c'était dans ta passion. Et ce serait plutôt égoïste, finalement. Je ne crois pas que tu serais heureuse de perdre ton père... sous prétexte qu'il adore les dragons.

L'adolescent ne savait pas trop dans quelle discussion bourbeuse il s'était lancé. Il n'y connaissait rien à rien, en matière de douleur, de souffrance profonde, de solitude. Sa vie avait toujours été calme, paisible, rythmée de beaucoup plus de joie que de peine, et de peines toujours bien minimes et dérisoires.
Cette conversation lui rappelait quelque peu celle qu'il avait eut avec le professeur d'histoire de la magie, au sujet de la condition de tableau, et sur le fait de peindre un proche pour garder une part de lui au-delà de son existence humaine. Et finalité, c'était aussi un paradoxe en l'adolescent : s'il craignait de voir l'un de ses proches perdre la vie, lui-même n'était pas si dérangé à l'idée de mourir un jour : il comptait bien devenir un tableau, et comme il le ferait de son propre gré, il ne regretterait rien du tout. Enfin, mieux valait changer de sujet. Kalev n'était pas à l'aise avec ce genre de choses. Pas avec une élève, en tout cas. C'était différent de parler de deuil avec l'Erudit et avec Auryanne.

- Barf, mes parents sont habitués aux échecs de leurs fils, c'est pas une nouveauté. Gamins déjà, on avait tendance à désobéir. Il jeta un oeil sur la lettre. Jolie ? Je sais pas trop, ça fait longtemps que je l'ai pas vu. Depuis que je viens à Poudlard, en fait. Mais je suppose que quand elle était petite, elle était plutôt mignonne.

Ses amis moldus, il ne les croisait vraiment plus beaucoup. Parfois une ou deux vieilles connaissances de primaire, l'été venu, mais guère plus. Ils vivaient dans deux mondes totalement différents et le fossé s’agrandissait d'année en année.