Le Prince Solus s'ennuyait. Les jours défilant sans améliorer la situation de Londres, il désespérait d'un jour retrouver son lac natal et de rentrer auréolé de gloire auprès des siens. Il s'ennuyait, et vivait un léger mal du pays. Il battait des nageoires sans objectif, se languissait. Enfin, seulement lorsqu'il en avait le temps. Le Prince Solus était un être de l'eau très occupé. Il y avait ses devoirs d'ambassadeur, l'équipe de Quidditch du capitaine Morgan, et l'entretien de ses relations sociales. Mais là, justement, il en avait le temps.
C'était dimanche.
Même dans le monde magique, on finissait par s'ennuyer, le dimanche.
Et comme tous les dimanches d'ennui, somme toutes pas si nombreux dans l'absolu, le Prince Solus allait touer à la porte d'une de ses utilités. Et comme Jaromir était certainement occupé à pleurer dans les bras de sa maman après sa dure semaine de travail, mieux valait se faire recevoir chez quelqu'un d'autre.
La femme du capitaine Morgan par exemple. Dame Morgan.

Le Prince Solus sonna à la porte en mouillant la paillasson. C'était de coutume. Même sous sa forme humanisée, il avait besoin d'hydratation. Une peau hydratée était une peau en bonne santé. La base, pour un être de l'eau qui ne voulait pas perdre la face devant les sirènes de Grèce et leurs grands cils de biche. Que des imposteurs, celles-là.

- Bien sûr que vous n'attendiez pas la visite de sa majesté, réplique le Prince en baissant les yeux vers la Dame Morgan. Vous êtes la femme du capitaine Morgan, pas une voyante. C'est logique.

En amorçant son entrée, il se produisit deux événements malencontreux pour le Prince Solus : premièrement, il trébucha dans ses vêtements humains et, secondairement, par conséquence du premier incident, il se cogna le front au chambranle de la porte. Et, évidemment, il grogna.

- Les maisons des sorciers sont trop petites, c'est lamentable.

Même si le capitaine Morgan avait fait des efforts. Son déménagement était globalement une réussite. Le Prince Solus ne savait pas trop pourquoi il avait fait ça, mais ce n'était pas une mauvaise décision. Peut-être devrait-il en parler à Jaromir pour qu'il en fasse de même ? De déménager dans une jolie maison. Avec sa maman. Avec un papier-peint moins moche.

Parce qu'il commençait à prendre ses aises, le Prince Solus marcha tout seul jusqu'au salon, même si la sorcière l'accompagna. Comme les fois précédentes, ça manquait un peu d'eau dans ce salon, mais bon, il commençait à avoir l'habitude : Londres était très mal équipée pour les gens de son espèce.

- Du thé aux algues noires et une bassine d'eau froide. Sa majesté a les pieds enflés d'avoir trop marché. Si ils avaient déménagé dans le Royaume Solus, aussi ! Tout aurait été pour le mieux. En nageant, elle serait arrivée plus tôt.

Il la laissa alors s'afférer, et s'approcha du berceau qu'il avait repéré du coin de l'oeil. Le Prince Solus ne connaissait rien aux enfants humains. C'était un véritable mystère. Il ne connaissait pas grand chose non plus aux enfants des êtres de l'eau. Il avait surtout en tête son propre exemple, parce qu'il n'avait pas côtoyé beaucoup d'êtres de son âge durant son enfance. Il avait eu des devoirs de prince. Il avait fait de son mieux pour ne décevoir personne. En un sens, il essayait encore.
Alors, vraiment, un bébé sorcier, il ne savait pas du tout ce que ça avait dans la tête.

Le Prince Solus sursauta lorsque les gazouillis d'oiseau, - parce que quoi d'autre qu'un oisillon pouvait émettre un tel son - d'un seul coup lui volèrent à la figure. Il écarquilla les yeux. La petite créature dans le berceau souriait et imitait les oiseaux en le regardant, lui, le Prince Solus. De son tout jeune âge, avait-elle conscience qu'elle mirait un futur monarque ? A quoi ça pensait, un humain de cette taille-là ? Comment ça percevait son environnement, qu'est-ce que ça comprenait ? Le Prince Solus tentait, vainement mais avec ardeur, de se remémorer les premiers jours de sa vie, mais rien ne lui venait ; le néant. Tout cela remontait à si loin ; temporellement, géographiquement.
Son lac remontait à si loin. Londres commençait à l'envahir et le déposséder. Il avait trop traîné ici, il y avait perdu trop d'écaille, et il commençait à oublier le parfum de l'eau qui l'avait vu naître. I avait eu cent huit ans loin des siens et à cette allure il en aurait cent neuf aussi.
Et cette petite créature, là, qui faisait l'oiseau, est-ce qu'elle se poserait les mêmes questions lorsqu'on la fera quitter son lac ? Le Prince Solus l'avait appris de Jamie. Les hommes quittent leur lac lorsqu'ils sont majeurs pour mener leur propre vie. Ils laissaient leurs parents et s'élançaient. Seulement, le Prince Solus n'avait jamais voulu faire sa vie loin de son lac. Sa vie était son lac. Il était un peu cafardeux, aujourd'hui. Le bébé le rendait cafardeux.

- Hmm... répondit le Prince lorsque la femme du capitaine Morgan lui tendit la compresse. Merci.

L'être de l'eau abandonna la petite créature et alla s'asseoir. Il enfonça ses pieds, quelle étrange invention que les pieds, dans l'eau, et écarta les orteils ; puis tapota son visage avec le linge humide. Peut-être qu'à force de boire de la potion de condition humaine, il resterait humain pour toujours, et qu'il ne pourrait jamais rejoindre son lac natal. Ce jour-là, il irait toquer chez Jaromir. Oui, c'était une bonne idée. Il avait bon cœur, Jaromir. Sa maman aussi. Il demanderait à vivre avec eux. Ils ne refuseraient pas. Jaromir ne lui avait jamais rien refusé, jusqu'à maintenant, pourquoi est-ce que ça changerait ?

Le Prince Solus soupira.

- Sa majesté n'est pas venu pour le capitaine Morgan. Elle s'ennuyait alors elle est passée par là donner le bonjour. Elle n'aime toujours pas Londres, vous savez. Vous ne trouvez pas que ça manque de chants traditionnels ?

Et de tas d'autres choses, aussi. Des courses de vitesse entre êtres de l'eau, de festivités, de concours de musiques, de plats délicieux. Il manquait d'absolument tout, à Londres. De bon sens, aussi. De tout.

Le Prince Solus soupira, encore.

- Dites, dame Morgan. Vous vous souvenez, vous, de quand vous étiez un bébé humain ? De ce que vous pensiez et voyiez ? Et quitter votre lac, ça n'a pas été dur de quitter votre lac ?

Le Prince Solus la regardait avec de grands yeux désemparés. Il avait le blues. C'était le dimanche maussade de l'ambassadeur qui a le mal du pays. C'est le dimanche gris de l'expatrié malgré lui.

Le Prince Solus fronça les sourcils, légèrement vexée. Oui, bien sûr, il était au courant du fait que les sorciers étaient capables de jouer de la musique, eux aussi, merci bien. Ils les avaient entendu plusieurs fois. Certains allaient jusqu'à se perdre dans son propre quartier pour exposer leur manque de talent. Les musiciens du théâtre n'étaient pas non plus toujours de la plus haute volée. Quant à un orchestre professionnel, il n'en avait encore jamais croisé parmi mes sorciers. A croire que la musique ne payait pas, et était sous-estimée, dans cette branche du monde. Peut-être le prince devrait-il financer un orchestre, tout bien réfléchi ? Qui jouerait pour encourager l'équipe de Quidditch. Ce serait chouette.

- Non, non, cette musique n'est pas pareille, finit donc par opposer le prince. La musique des êtres de l'eau est trop différente. Et la langue aussi. Les chants ne sonnent pas du tout pareil dans votre langue et dans celle du prince. Vous sauriez vivre sous l'eau, le prince pourrait vous montrer la beauté des chants de son peule. Mais en dehors des lacs... ou, c'est navrant ais connu, nos chants perdent tout leur charme.

C'était toujours très vexant à avouer, bien sûr. Seulement, c'était une réalité qu'il devait admettre. Sans l'eau pour déformer leurs voix dans un sens favorable, tout leur registre musical ne ressemblait qu'à une odieuse succession de cris divers.
Le Prince Solus soupira.
De ce triste constat, mais soupira aussi à l'évocation d'un poisson hors de l'eau. C'était triste, un poisson hors de l'eau. C'était voué à mourir de quelque façon que ce soit ; déshydraté, péché, mangé par un prédateur, écrasé par une pierre, peu importait. C'était un peu comme cela que se sentait le Prince Solus, en ce moment. Un poisson hors de l'eau. Hors de son eau. Il se sentait seul et voué à une mort à petit feu loin des siens.

- Sa majesté vous comprend, soupira à nouveau l'ambassadeur. Londres est un bocal trop étroit pour que sa majesté puisse étendre pleinement ses nageoires.

C'était une frustration de plus. Que n'aurait-il pas donné, pour retourner dans son lac natal, retrouver le goût de cette eau qui l'avait vu naître de son oeuf, retrouver l'espace dans lequel i avait appris à nager. Heureusement que la dame Morgan l'aidait à prendre sa vie du bon côté en vantant son rôle dans cette société qui ne lui correspondait pas. Oui, il deviendrait quelqu'un de bien, capable d'endosser de multiples responsabilités, de sorte à rendre fier tout son peuple. Cette simple pensée le gonflait d'orgueil.

Le Prince Solus écarta ses orteils dans la bassine d'eau, qu'il fixa longuement.

- L'enfance de sa majesté... royale, évidemment. Sa majesté a passé la majorité de sa vie à chercher à devenir le plus parfait des monarques. Elle cherche à imiter son père, le roi, depuis sa tendre enfance, depuis son état de têtard, et à le rendre fier, pour pouvoir un jour lui succéder sans avoir à baisser les yeux de honte. Hélas ce père était un petit peu trop occupé pour pouvoir réellement constater de tous les efforts de son prince de fils.

Le Prince Solus se pencha pour plonger une main dans la bassine, et s'humidifier les bras. Dans le geste, une écaille se détacha de son bras gauche, qu'il ramassa et posa sur une petite table non loin.

- Le but du jeu pour sa majesté fut alors de se rendre importante. Non, indispensable. Il fallait attirer l'attention de tous, en tous temps, et prouver combien son existence était un trésor du ciel, la perfection, une nécessité pour cette communauté. Sa majesté n'abandonnait pas son rêve d'être un souverain aimé de tous. Puis un jour vint l'épreuve qui devait faire du Prince Solus un véritable héritier du trône, et ainsi fut-il chassé des vagues paisibles de son lac pour rejoindre les eaux troubles de Londres.

Une enfance animée, en somme ; une enfance pas tout à fait terminée. Il n'avait que cent-huit ans, après tout. Il était furieusement jeune, pour son espèce. Pas autant que le bébé humain qui dormait là-bas, mais quand même.

Un tourne-quoi ? C'était quoi cette chose ? Et enregistrer, que voulait-elle dire par enregistrer ? Il y avait bien des registres dans son lac natal, oui, mais c’était des pierres gravées ; parce que le papier, ça prenait l'eau. Et comme c'était long à tailler une pierre, il y en avait très peu. C'était vraiment pour les choses très très importantes ; comme le nom du roi, les grandes lois fondamentales du clan, ou la position du lac en coordonnées polaires. Du coup, les chants n'avaient rien à voir avec ça. Et puis un jour, ça se chantait, c’était le principe. Pourquoi elle voulait enregistrer les chants de son peuple sur des pierres ? Aucun son ne sort des pierres. En tout cas pas dans sa culture à lui.

- Allons ne dites pas n'importe quoi dame Morgan. On n'enregistre pas des chants c'est ridicule. Est-ce que vous enregistrez vos chants vous ? Non, et bien les êtres de l'eau non plus. C'est long à graver une pierre. Et c'est lourd à poter une pierre. Et ça ne joue pas de musique, une pierre.

Logique de base. Mais voilà, les sorciers, ça manquait cruellement de logique, il fallait être honnête. Il suffisait de voir Jaromir. A quel moment ce petit a-t-il trouvé intelligent de perdre le tournoi national de duel ? C'était stupide comme tout, il avait fait une dépression à cause de ça. Enfin bon. Au moins, la dame Morgan reconnaissait ses qualités de monarque. Tout n'était pas perdu.
Ce qui était perdu, par contre. C'était leur conversation. Elle avait cruellement besoin d'être relancée. C'était le moment où jamais de faire tourner les méninges ; et les bruitages du bébé humain en fond finirent par l'inspirer, alors qu'il agitait toujours ses orteils dans la bassine d'eau en les contemplant avec une certaine fascination.

- Pourquoi vous avez fait un bébé humain ? Sa majesté n'a pas vu beaucoup de bébés sorciers. Le sujet Jaromir est plus vieux que vous et il n'a même pas de compagne. Vous connaissez des sorcières belles et respectables pour mon sujet Jaromir ?

Temps qu'à faire, hein, autant occuper intelligemment son dimanche après-midi. Montrer qu'il est un souverain attentif à ses sujets est une façon comme une autre d'être productif. Et puis de toute façon, il fallait qu'il chasse ce vilain mal du pays.

- D'ailleurs pourquoi vous avez choisi le capitaine Morgan ? Racontez.

Les histoires, c'était bien aussi, les histoires, pour passer le temps. Et puis il était agréable ce bain de pieds, il fallait en profiter.

Oh, elle connaissait donc de jolies sorcières. Intéressant. Le Prince Solus nota cela dans un petit coin de sa tête et décida de remettre le sujet sur le tapis un peu plus tard ; quand cette histoire de rencontre entre les deux sujets Morgan serait achevée. C'état curieux, tout de même, cette habitude qu'avaient les humains de rester avec des gens qui les blessaient ou ne leur apportait rien. Le prince se pencha en avant et s'accouda à ses propres genoux, le dos courbé, comme dans une immense réflexion ; et c'était le cas, en quelque sorte. Les sentiments, c'était quelque chose d'effroyablement compliqué, auxquels l'ambassadeur ne comprenait trois fois rien.

- Enfin tout de même dame Morgan,, vivre avec le capitaine Morgan est une décision qui vous concerne aussi alors lui demander son avis plutôt que le sien c'est un peu ridicule, voyons. On ne fait pas un bon monarque si on ne sait pas s'exprimer alors exprimez-vous. Même si vous n'êtes pas monarque. Il faut apprendre à s'affirmer dans la vie, sinon ce ne sera jamais "rose" comme vous dites. C'est connu que le plancton est mangé par la baleine. Ne soyez pas du plancton, dame Morgan. Soyez une baleine.

Pas que le Prince Solus y connaisse beaucoup de choses en poisson d'eau de mer, mais c'est vrai, c'était connu dans le milieu. Rien que de penser à de l'eau de mer, un frisson parcourut son échine et le contraignit à se redresser. Il y avait peu de choses sur cette terre pire que la sécheresse et l'eau de mer.

- Et puis il faut être un modèle exemplaire pour votre bébé. Elle doit devenir un être de l'eau de premier rang. Enfin, un humain. De premier rang.

Elle n'était pas née princesse, mais il y avait moyen de tout de même l'emmener vers le haut. C'est comme les petits poneys. Si on s'en occupe très jeune, on peut en faire de grands destriers. Le bébé était un petit poney qu'il fallait transformer en monture pour roi. Ou directement en reine. Enfin c'était compliqué, mais le prince, lui, voyait très bien où il voulait en venir.

Puis avant qu'i oublie, il fallait qu'il remette le sujet de la femelle de Jaromir sur le tapis. C'était un sujet de très grande importance. De si grande importance que le Prince Solus se leva et se mit à marcher dans le salon, en rond, très concentré.

- Ces jolies sorcières dont vous parliez. Sa majesté aimerait des détails. Sont-elles fréquentables ? Sont-elles d'un assez bon pedigree pour le sujet Jaromir ? Risquent-elles de le rendre dépressif ? Le sujet Jaromir est un bon scribe et un bon secrétaire mais il est fragile vous savez et sa Majesté se répète, mais elle ne veut pas organiser ses funérailles, alors il faut être prudent.

Il hocha vigoureusement la tête pour affirmer ses propres propos. Oui, il allait falloir être vraiment très prudent. Pas comme avec le sol qu'il était en train de ruiner, à y faire traîner ses pieds mouillés.