Laertes était de plus en plus désespéré par sa vie. Plus le temps passait depuis qu’il était à Londres, plus il craignait que l’héritage qu’il laisserait à la postérité seraient les affreux portraits réalistes qu’il peignait sur commande. Il se souvenait d’avoir visité des musées moldus pendant ses études d’art, et les portraits qu’il y avait vus l’avaient toujours ennuyés profondément. Et ils dataient tous de siècles lointains. Non, il ne pouvait pas nommer « art » ces choses qui sortaient de son atelier. Il était un vendu.

Il ruminait ces pensées maussades alors qu’il était attablé au Chaudron Baveur devant une bierraubeurre, en se disant qu’il aurait bien bu quelque chose de plus fort - mais il n’aimait pas boire seul, et April avait une grosse commande à préparer pour le lendemain et ne pouvait pas lui tenir compagnie ce soir-là. Et Gillian était à Poudlard - on était seulement mardi, il ne la reverrait pas avant le week-end suivant et, bizarrement, elle lui manquait. Elle était devenue une très proche amie depuis quelques temps. Il travaillait toujours sur la toile qu’il comptait lui dédier, mais n’arrivait pas à grand chose ces derniers temps, comme si quelque chose l’empêchait d’avancer, le bloquait, dans ses sentiments pour la jeune professeure.

La porte du Chaudron Baveur s’ouvrit et se referma sans que Laertes n’y prête attention - jusqu’à ce qu’il voie Lewis commander quelque chose au comptoir. Voilà de quoi il avait besoin. Une bonne soirée avec Lewis, qui, lui, comprenait ses préoccupations artistiques, et les problèmes pécuniaires qui allaient avec.

« Hey, Lewis ! » appela-t-il. « Comment tu vas ? » Il souriait, du coup, content de ne pas avoir à passer toute la soirée sans personne à qui parler. « Viens, assied-toi, viens te morfondre avec moi de la direction déprimante dans laquelle va le monde. » C’était ironique, bien sûr - à part pour la situation artistique à Londres, le monde magique allait cent fois mieux maintenant que Candides Bumblebee était à la tête du ministère : politiquement, le monde magique était plein de changements fascinants ces derniers temps.

Dès que Lewis commença à parler, Laertes se sentit soulagé d’un poids, comme si un peu de compagnie avait été tout ce dont il avait réellement besoin pour se sentir mieux. L’atmosphère familière de ces moments passés avec son ami revint immédiatement ; Laertes savait qu’il pouvait se plaindre de tout, de n’importe quoi, de choses importantes, de la pluie incessante, il aurait toujours une oreille attentive en Lewis. Et une oreille masculine, aussi, ce qui était assez rare pour lui : il s’entendait en général mieux avec les femmes, pour une raison qu’il ne s’expliquait pas. Mais philosopher sur l’amour avec une femme, ça faisait facilement tendancieux, alors qu’avec Lewis, pas d’ambiguité, jamais.

Lewis aussi commença par se plaindre, mais Laertes voyait bien l’humour derrière tout ça, la bonne humeur de son ami. Mais Laertes su tout de suite, à la question que lui posait Lewis, qu’il ne pourrait pas prétendre à la joie de vivre pour plus longtemps. Son sourire se fit triste, et il soupira profondément.

« Ah tu sais. La vieille rengaine. Je ne vends toujours que ces salles croûtes de portraits tendis que l’art qui me passionne s’empile dans mon atelier, personne n’en veut. Et ça commence à faire du temps que je suis là tu sais, à Londres je veux dire, et rien, nada, aucune presse, aucun succès, tout le monde artistique se contrefiche de Laertes Harper. »

Il soupira à nouveau, jeta un coup d’oeil à sa bouteille de bierraubeurre vide.

« Ca ne va pas du tout, ça. » Remarqua-t-il en grimaçant. « Et qu’est-ce que tu bois toi ? Ah non, pas question, on ne va pas parler de la pluie et du beau temps devant des tisanes comme des grand-mères. » Il appela un serveur et lui commanda deux Whisky Pur Feu, qui arrivèrent en vitesse. Laertes sirota une petite gorgée qui lui enflamma la gorge. Au moins, ils ne faisaient pas de publicité mensongère.

« Non mais vraiment, c’est si difficile pour eux de reconnaître que l’art peut et doit changer ? C’est incroyable, qu’on en soit encore là dans l’art sorcier alors que… Enfin, désolé, je m’emporte. Raconte, toi, comment ça va en ce moment ? »

Laertes était soulagé d’être avec un ami ce soir-là. Maintenant que Lewis était là, il se demandait bien comment il aurait fait sans lui. Il se sentait souvent seul, ces temps-ci, Laertes… April était toujours là, mais elle avait souvent beaucoup de boulot à son atelier et peu de temps à lui consacrer. Tandis que ses « amis » peintres, eux, commençaient enfin à percer et passaient leur temps à s’échanger des coupures de journaux parlant de leurs oeuvres, sans se rendre compte du mal que tout ça faisait à Laertes. Il était sensible, Laertes. Sa mère disait que ça faisait de lui un bon artiste. Mais voilà, il n’en était plus si sûr.

Il soupira.

« Oui, au moins il y a ça, » répondit-il lorsque Lewis mentionna Candidus. « J’espère vraiment que tout ça va nous ouvrir aux moldus et à leur modernité. Mais je ne sais pas si le monde sorcier y est prêt, encore. » Il inspira et s’étira sur sa chaise. « Enfin, excuse-moi » dit-il avec un petit rire sans joie. Il but une longue gorgée de whisky. « je ne suis pas très optimiste ce soir il faut croire ! »

Mais heureusement, la bonne humeur de son ami et le whisky Pur Feu faisaient des merveilles. Voilà qu’il souriait de nouveau. Et puis, Lewis lui fit une annonce qui ne pouvait que le transporter de joie.

« A l’Opéra du Cercle ? Mais c’est génial ! Comment ça s’est passé, raconte ! »

Il ne pouvait s’empêcher, derrière toute la fierté et la joie qu’il éprouvait pour son amie, de ressentir une pointe de jalousie. Lewis aussi était remarqué, Lewis aussi réussissait, et lui, Laertes, restait seul dans les starting blocks. Il camoufla son dépit par un sourire et une bonne rasade de whisky. Il remarqua alors que Lewis lui avait déjà commandé un autre verre. Parfait.

Et maintenant, Lewis lui parlait d’amour… Chaque fois que le sujet venait sur la table, la première personne à laquelle Laertes ne pouvait s’empêcher de penser, c’était April. Mais c’était juste parce qu’elle avait été son premier amour. A présent, même si elle était toujours dans ses yeux la femme parfaite, ils n’étaient qu’amis - et ça lui allait très bien. Il avait accepté qu’April ne soit pas son âme-soeur. Mais là, étrangement, en même temps qu’il pensait à April, un nouveau visage lui apparut. Celui de Gillian, la ravissante professeur d’Alchimie. Il ne savait pas trop quoi en penser.

« Oh tu sais… Je ne sais pas trop, » avoua-t-il. « Je ne sais pas si ça t’arrive aussi, mais parfois, c’est difficile de faire la différence entre l’inspiration et l’amour, je veux dire, il y a bien cette femme, elle est vraiment… Fascinante. Elle parle et c’est impossible de ne pas l’écouter. Elle est passionnée, son visage s’anime dès qu’elle parle de ce qu’elle aime, c’est magnifique. Mais est-ce que j’aime seulement sa beauté que je veux mettre en peinture, ou alors est-ce que je l’aime elle ? Je ne sais pas. »

Il se sentait un peu perdu, mais au moins, il ne pensait plus à ses échecs.

Laertes était tout à fait prêt à écouter l’invective de Lewis. Le whisky Pur Feu, c’était vraiment une invention merveilleuse. Il sentait ses entrailles se réchauffer au contact du liquide brûlant, sa tête devenir légère, ses soucis s’évaporer les uns après les autres… Au bout du troisième verre - comment était-il arrivé sur la table ? l’avait-il commandé, ou était-ce Lewis ? - il arborait un sourire béat.

« Oui ! On avancera bien plus vite maintenant que les S.A.U.M.O.N.s sont au pouvoir. Plus de liberté ! Plus d’idées nouvelles ! Candidus va nous sauver tous. Candidus est notre salut. Il faut suivre Candidus. »

Il était bien content pour son ami, maintenant. L’élan de jalousie égoïste qui l’avait habité avait céder la place à un sentiment de joie extrême de voir les talents de Lewis enfin reconnus.

« C’est tout ce qu’il te fallait : une chance de faire tes preuves ! Ce n’est pas de la chance, c’est… c’est… le destin ! voilà, le destin. La preuve que le monde ne va pas si mal et que l’Art, le vrai Art qui bouleverse et te prend aux tripes, l’Art qui te fait questionner ta vie, l’Art que seuls ceux qui ont une grande sensibilité peuvent produire dans la vie, l’Art qu’il faut enfin reconnaître comme tel, parce que l’Art, c’est le souffle de vie de la nation, c’est ce qui nous permet de vivre, c’est ce qui habite nos rêves, c’est ce qui… Qu’est-ce que je disais déjà ?… Ah oui. Bravo. A la tienne, Camarade ! » Dit-il en trinquant son quatrième verre contre celui de Lewis.

Et puis ils se mirent à parler d’amour, de ces femmes qui leur mettait du rouge aux joues, et Lewis avait l’air de dire que Muse et Ame-Soeur étaient souvent liées. Oui, mais on pouvait avoir plusieurs Muses, et non plusieurs Ame-Soeurs, ça Laertes en était persuadé.

« Ouiii, peut-être… Mais tu vois, Lewis, tu vois, ce n’est pas la seule femme qui me fait cet effet-là ! Ce n’est pas la seule femme qui m’inspire. La beauté m’inspire, la beauté de l’âme, la beauté physique, tout ça… Je ne tombe pas amoureux de toutes mes Muses. Comment faire la différence alors, entre une attraction artistique et des sentiments romantiques ? Cette femme est… Exceptionnelle. Mais nous sommes amis depuis un moment maintenant. Et si ce n’était que de l’amitié, au fond ? Une puissante amitié, certes, mais une amitié tout de même ? »